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"De nouveau moi-même" ou comment se relever des abus endurés dans la Famille de Marie

FRIBOURG-ADISTA : « La grâce ne fait pas disparaître la nature mais l'achève ». C’est par une citation de Saint Thomas d’Aquin que débute le livre de Birgit Abele, publié au mois de juin en Allemagne aux editions Herder, Wieder ich selbst. Mein Weg aus dem Gefängnis spirituellen Missbrauchs ("De nouveau moi-même. Mon chemin hors de la prison des abus spirituels"). Un titre qui semble être en consonance avec un autre livre sur les abus paru il y a quelques années en Allemagne, Nicht mehr ich, « Plus moi-même », de la théologienne Doris Wagner, qui raconte l'abîme des abus sexuels de la part d'un prêtre.

Birgit Abele, allemande, née dans une famille catholique, aujourd'hui conseillère psychologique qui accompagne des victimes d'abus spirituels, retrace son histoire. 23 années à la recherche de Dieu, passées au sein d'une communauté où elle a connu - à l'époque sans les reconnaître comme tels - des dérives sectaires, une violence psychologique et spirituelle et un système de gouvernement tyrannique basé sur une conception déformée de l'obéissance et de la recherche de la sainteté. Elle écrit sans révéler l'identité de la communauté ni celle des personnes impliquées, en changeant tous les noms, avec une exceptionnelle sérénité. Ce qu'elle dit paraîtra très familier aux lecteurs d'Adista, puisque la communauté dont elle parle, facilement reconnaissable par de nombreux éléments (comme le souligne le journal catholique allemand  Tagespost du 1er août 2024), est la Famille de Marie, une association de fidèles au passé et au présent très controversés, totalement mise sous tutelle depuis juin 2022, suite à une visite apostolique, sur lequel nous menons depuis deux ans une enquête en donnant la parole à d'anciens membres et à des témoins

Ainsi, celui que l'autrice appelle « Père Bonifatius » dans le livre, son directeur spirituel et supérieur, n'est en réalité autre que le co-fondateur de la communauté, le Père Gebhard Paul Maria Sigl, actuellement sous enquête du Vatican. La Mère Agnès, elle aussi désormais démise de ses fonctions, devient « sœur Angelika » dans l’ouvrage. Le dispositif littéraire, cependant, en « dépersonnalisant » la communauté, permet (et c'est l'un des grands bénéfices du livre) de tracer une road map pour toutes les personnes qui, à l'intérieur ou à l'extérieur de situations communautaires similaires, caractérisées par des tendances sectaires ou de la maltraitance, ont du mal à voir, reconnaître et donner un nom à ce qu'ils vivent ou ont vécu. 

Reconnaître les abus

Pourquoi est-ce si difficile de reconnaître un abus ? Birgit Abele l'explique très bien, en exposant des situations de sa vie communautaire, commencée à l’âge de vingt ans, au début des années 90, et vécue dans un système fermé d'obéissance aveugle à des supérieurs qui faisaient passer leur propre volonté pour la volonté de Dieu, et qui au nom de cette volonté exigeaient l'effacement de la personnalité des membres ; une barre de plus en plus haute à franchir chaque jour, sous peine de marginalisation et d'humiliation. La formation dispensée par le « Père Bonifatius » (Gebhard Paul Maria Sigl) visait à effacer les désirs et les besoins, même élémentaires, par une stratégie sournoise et méticuleuse, et à exiger des membres une correspondance totale aux attentes des supérieurs, c'est-à-dire de Dieu. Cela conduit Birgit à spiritualiser toutes les dimensions de l'existence, à ressentir de sentiments de culpabilité, à effacer progressivement l'estime de soi et à négliger les signaux envoyés par son corps.

C'est ainsi que Birgit tombe malade, d'un malaise paralysant et exténuant qui l'écrase pendant des années et qu'elle doit offrir à Dieu, selon la volonté de ses supérieurs, dans l'esprit de la co-rédemption. Si elle n'y parvient pas toujours et cherche des solutions par elle-même, cela est considéré comme un signe de mauvaise volonté, de faiblesse dans sa foi. Ce qui frappe dans l'histoire de Birgit, c'est le contraste saisissant entre, d'une part l'élan initial, l'enthousiasme spirituel avec lequel elle décide de faire le choix de la vie communautaire (et comme elle tant d'autres jeunes), prête même à se sacrifier et à se priver au nom du rêve de consacrer sa vie à Dieu, et, d'autre part, l'extinction progressive de son individualité, de ses rêves, de ses talents, qui laisse le champ libre à une obéissance « sans volonté », passive, puis à l'angoisse, à la peur, à la solitude. Cette prétendue grâce qui, à l'envers de celle de saint Thomas, écrase la nature, est une grâce faussée, inauthentique, car elle est le fruit d'une conception élitiste de la communauté, comprise comme le seul rempart spirituel de salut dans un monde terrestre dont on ne voit que le mal et qui sera bientôt frappé par une intervention de Dieu.

Birgit ne se soucie alors plus du tout de sa vie. La violation de sa sphère individuelle, psychologique et spirituelle infligée notamment par le supérieur le Père Gebhard Paul Maria Sigl qui est aussi son directeur spirituel lui a fait perdre tout son sens. C'est lui qui prend toutes les décisions pour elle. Là encore le for interne se superpose au for externe contrairement à ce qu’exige l’Eglise.

Brigit va vivre des années de profonde souffrance, d'anéantissement intérieur, de privations de nature émotionnelle, spirituelle et affective, au nom d'un amour divin devenu déni d'humanité.

Mais le parcours de Birgit va connaître un tournant qui va révéler une lumière au moment où son mal être physique lui impose un éloignement de la communauté. C'est là, en se confrontant au monde extérieur, en s'écoutant, qu'elle commence à voir, à comprendre, et à guérir. Birgit entrevoit enfin un avenir pour elle dans la relation avec les thérapeutes, avec le monde extérieur, avec les livres autres que les vies des saints - seules lectures autorisées -, avec l'Histoire, qui dans ces années-là passe sans qu'elle ne la remarque puisqu’elle était enfermée dans un monde parallèle. Elle trouve une formation, une profession, un épanouissement de ses talents. Ces dimensions étaient jusqu'alors niées dans le simple et monotone travail de « domestique » pour la noble cause de la sanctification des prêtres de la communauté. Elle demande et obtient, non sans grande difficulté et à grand prix, d'étudier. Elle obtient son diplôme, continue et acquiert une compétence d'accompagnement psychologique qu'elle pourrait, se dit-elle, exercer dans la communauté, face à de nombreuses situations de souffrances plus ou moins voilées, semblables à la sienne, provoquées par la toxicité du contexte. Elle décide de partir quand tout cela lui est refusé par ses supérieurs. Elle se retrouve face à un choix : soit / soit. Pour « père Bonifatius" (Paul Maria Sigl), Birgit, avec son autonomie de pensée, est désormais devenue dangereuse pour la communauté, où la seule loi est la pensée unique de son supérieur, seul interprète de la volonté de Dieu, et où le mantra est « dehors, tu n'es personne ».

A l’extérieur, Birgit se retrouve dans un nouveau monde et doit apprendre à vivre pour la première fois. Elle lutte contre la solitude, contre les moments de la vie « normale », avec ses factures à payer, mais trouve la réponse à ses efforts en mettant son expérience de vie et sa formation à la disposition de personnes qui souffrent. Qui mieux qu’elle peut les comprendre et les accompagner ?

Nous rapportons ci-dessous, dans notre traduction de l'allemand, avec l'aimable autorisation de la maison d'édition Herder et de l'auteur, quelques extraits du livre de Birgit préfacé par Peter Hundertmark, docteur en philosophie et accompagnateur spirituel, et une postface de la théologienne Barbara Halsbeck de l'Université de Ratisbonne. Elle met en lumière les quatre ressources qui ont aidé Birgit à reprendre en main sa vie personnelle et à se libérer d’une vie communautaire malsaine : l'écoute du corps et de l'âme, le contact avec le monde extérieur, l'étude et la formation, le libre arbitre pour décider de sa vie.

« La grâce ne fait pas disparaître la nature mais l'achève ».

 

De nouveau moi-même“

Birgit Abele

Mon livre est là pour les nombreuses personnes qui souffrent et qui n'ont pas le courage ou la force d'écrire leurs expériences. Puisse-t-il contribuer à démasquer plus rapidement les abus spirituels et à protéger les victimes. Les responsables de l'Eglise ne doivent plus détourner le regard ou minimiser le phénomène, car on sait désormais que les abus spirituels peuvent avoir un impact aussi profond sur la personnalité et des effets aussi dévastateurs sur l'image de soi et la capacité de vivre des personnes concernées que les abus sexuels. (p. 13)

Sans Dieu, je ne suis rien

Le P. Bonifatius nous a exhortés à devenir de « grands priants » et « adorateurs ». Ce que nous sommes sans la prière, il l'a exprimé à maintes reprises par cette phrase : « Je ne suis rien, je ne peux rien, je ne sais rien - sans Dieu ». « Sans Dieu, je ne suis rien », c'est ce que nous devions garder à l'esprit dans tout ce que nous faisions et ne pas compter sur nos propres capacités ou connaissances. La prière avait donc une très grande pertinence et était placée au-dessus de tout le reste. Trois chapelets par jour étaient obligatoires. Les heures de prière étaient de plus en plus étendues, si bien que le rapport entre la prière, le travail et le repos devenait disproportionné. Cinq à six heures de prière par jour devenaient tout à fait normales. Le Padre nous a enseigné que notre moi devait être complètement effacé pour que Dieu puisse prendre toute la place en nous. Les désirs et les besoins personnels devaient donc être abandonnés. Il nous a demandé de ne pas penser, mais seulement d'aimer. Il nous a également suggéré de ne pas tenir compte de nos sentiments, car ils pourraient nous tromper. Seule la volonté est déterminante.

Comme je le sais aujourd'hui, une telle conception est contraire à une mystique authentiquement chrétienne. Celle-ci inclut toujours tous les aspects de la condition humaine, c'est-à-dire le corps, l'âme et l'esprit. En particulier pour le discernement des esprits selon saint Ignace de Loyola, la perception de ses propres sentiments joue un rôle central. Dieu agit à travers notre moi et notre personnalité. “La grâce présuppose la nature”, disait déjà saint Thomas d'Aquin, “elle ne la détruit pas, mais elle l'accomplit”. En revanche, j'ai fait l'expérience que, chez beaucoup, la communauté ne permettait pas de développer une personnalité saine ou même que certaines parties de la personnalité étaient étouffées. Certains se sont effondrés sous le poids du système. Si, au contraire, l'être humain est pris en compte dans son intégralité et peut s'épanouir, il reçoit tout ce dont il a besoin pour vivre. De mon point de vue actuel, je me pose la question suivante : en dévalorisant l'humain, les dirigeants ne se placent-ils pas finalement au-dessus du Créateur qui a doté l'homme non seulement d'un esprit, mais aussi d'un corps, de sentiments et de besoins ? (pp. 129-130)

Ne pas chercher d'aide profane

Dans la communauté, ce n'est pas seulement l'humain, mais aussi le profane qui subissait une forte dévalorisation. Le terrestre était présenté par les supérieurs comme l'antithèse du divin. Dans la mesure du possible, nous ne devions pas chercher d'aide dans le monde, mais tout attendre de Dieu seul. Le P. Bonifatius dépréciait les sciences humaines, en particulier la psychologie, et dans le pire des cas, il les présentait comme un obstacle à l'action de Dieu. Je considère ce dualisme comme dangereux. Dieu ne peut-il pas aussi se servir du savoir et du savoir-faire humains pour faire bénéficier les hommes de son attention ? Une telle vision du monde ne limite-t-elle pas ses possibilités d'action ? (...) (p. 130)

Exaltation de la propre spiritualité

Ce n'est qu'après avoir quitté la communauté que j'ai constaté que le monde n'était pas aussi mauvais qu'on le décrivait dans la communauté. Il y avait aussi beaucoup de bonnes choses et des gens incroyablement aimants en son sein. En fait, j'ai reçu beaucoup plus de compréhension et de soutien ici que dans la communauté. Aujourd'hui, il me semble que cette pensée extrême en noir et blanc est aussi un moyen de pression pour faire craindre aux membres une éventuelle sortie. Même l'Église était compartimentée en bonne et mauvaise. Le scepticisme régnait à l'égard de l'Église officielle, qui était même souvent présentée comme fermée à l'action du Saint-Esprit, non seulement par les supérieurs, mais aussi par les membres. Même le Saint-Père ne correspondait jamais pleinement à sa mission aux yeux du Padre, quel que fut le pape. Notre vocation semblait d'autant plus importante pour le renouveau de l'Église et du monde. Notre spiritualité était considérée comme la meilleure et devait donc être transmise à tous les hommes.

Entre-temps, je sais qu'il s'agit là d'un phénomène typique des communautés spirituellement abusives et d'une caractéristique des structures de type sectaire. L'exaltation de sa propre spiritualité va souvent de pair avec une mégalomanie et une pensée élitiste marqués par le christianisme. Il n'est pas rare que des éléments narcissiques y jouent un rôle, dans lesquels toute la communauté est entraînée sans s'en rendre compte. Qui n'aime pas être « spécial » ? Je vois le danger d'une part dans le développement d'un orgueil spirituel, la conviction de davantage „correspondre à la grâce“ que le reste du monde. D'autre part, l'idéalisation va toujours de pair avec la dévalorisation. L'autre ou les autres sont alors considérés comme ayant moins de valeur, ce qui ne leur rend pas justice. (pp. 132-133)

Aimer non pas humainement, mais divinement

Cette polarité entre le divin et l'humain se manifestait également dans l'exigence d'un amour absolu du prochain. Nos supérieurs nous ont inculqué l'idée d'aimer l'autre non pas humainement, mais divinement. Nous devions recevoir un tel amour surnaturel dans la prière et dans la sainte communion. Où se situe exactement la frontière entre l'amour humain et l'amour divin, cela n'a jamais été très clair pour moi. « Puis-je demander à une sœur qui a l'air très fatiguée comment elle a dormi ou est-ce trop humain ? », me suis-je parfois demandé. Pouvons-nous même, en tant qu'êtres humains, aimer seulement « divinement » sans éprouver pour autant un amour humain ? N'est-ce pas plutôt l'amour divin qui féconde et inspire notre amour humain ? Malheureusement, l'exigence très élevée d'un amour sans limites n'a souvent pas pu suivre le rythme de la réalité. De nombreuses fois, ce qui restait était l'effort convulsif de paraître aimant à l'extérieur, alors que la réalité intérieure était tout autre, selon la devise : « Je dois t'aimer, même si je ne t'aime pas ». Ici aussi, il me semble que si le centre de l'attention est trop unilatéralement placé sur le spirituel, l'humain est relégué au second plan, la vie commune devient alors « inhumaine ».

Malgré les faiblesses humaines normales, je me suis sentie intimement liée à toutes les sœurs et tous les frères de la communauté. Jamais auparavant, et jamais depuis, je n'ai éprouvé un sentiment d'appartenance aussi fort. Je pensais que c'était de l'amour. Aujourd'hui, je dirais que c'était de l'attachement. Bien qu'une atmosphère affectueuse ait été entretenue au sein de la communauté, on tombait hors de cette affection inconditionnelle dès que l'on ne répondait pas aux exigences ou que l'on défendait une autre opinion que celle souhaitée. Même si l'on a beaucoup parlé d'amour et que tout le monde s'est efforcé d'„aimer“, je ne pense pas que ce terme soit approprié, car „là où agit l'Esprit du Seigneur, là est la liberté“ (2 Co 3,17). Ce n'est que lorsque l'amour laisse l'autre personne libre et se préoccupe de son bien-être qu'il mérite ce nom.

Si nous avions des angoisses intérieures, nous ne devions nous confier qu'au padre et à la madre ou éventuellement au prêtre de notre service, mais en aucun cas en parler avec des consœurs ou des confrères. Ce qui se passait dans les autres, ce qui les préoccupait et ce dont ils souffraient, nous était donc largement inconnu. De l'extérieur, on ne voyait que la gaieté et les sourires éclatants. J'avais souvent l'impression que nous vivions les uns à côté des autres sans vraiment nous rencontrer. Aujourd'hui, je comprends que la vie en commun et les rapports affectueux s’enrichissent énormément du fait d'avoir un aperçu du monde intérieur de l'autre. (p. 133-134

Revendication absolue du pouvoir

P. Bonifatius a dit un jour qu'il dirigeait la communauté et les individus exclusivement par la connaissance qu'il recevait de Dieu, et non par des considérations humaines ou théoriques. Pour nous, il était donc d'autant plus important d'être en échange très étroit avec lui, afin de recevoir ses inspirations pour nous. Cela pouvait aller jusqu'à dire à des postulantes qu'elles avaient une vocation pour la vie consacrée, sans que celles-ci ne s'y soient jamais décidées intérieurement. Il a également empêché des sœurs qui, après mûre réflexion, avaient pris la décision de quitter la communauté, en leur disant que c'était une tentation de l'ennemi. Comme toutes croyaient qu'il entendait la voix de Dieu, elles lui ont fait confiance et ont suivi ses instructions. Nous devions nous méfier de plus en plus de nos propres pensées et sentiments. Même les décisions mineures devaient être prises en concertation avec les supérieurs généraux. L'importance de faire aveuglément confiance à cette direction a été illustrée un jour par le P. Bonifatius avec l'injonction suivante : « Si nous voyons un mur blanc et qu'il nous dit que le mur est noir, nous devons croire qu'il est noir. Surtout lorsque les temps difficiles arrivent, il est important de s'en remettre entièrement à ses instructions. Il a donc fait de son charisme particulier son seul guide. Et c'est là que je vois le problème : au lieu de soutenir les membres dans leur propre recherche de Dieu, le père Bonifatius s'est mis à la place de Dieu. Il est entré dans l'intimité spirituelle de l'individu et en a pris le contrôle. Ce faisant, il occupait un domaine qui n'appartient qu'à Dieu. Il rendait les membres dépendants de lui et les dissociait d’eux-mêmes. Il se produit ici exactement ce que le jésuite Klaus Mertes décrit comme une confusion entre les personnes spirituelles et la voix de Dieu (cf. Klaus Mertes, Geistlicher Missbrauch. Theologische Anmerkungen, in : Stimmen der Zeit 2/2019, 93-102). Ce n'est pas seulement le responsable lui-même qui se prend pour la voix de Dieu, mais aussi ceux qui lui sont confiés le confondent avec Dieu. (...)

Au fil du temps, j'ai observé que certains membres de la communauté s'appropriaient des traits de personnalité des supérieurs, par exemple en adoptant leur écriture, leurs mimiques et leurs gestes, leurs paroles et leur façon de parler. De tels comportements étaient jugés tout à fait positivement par les autres frères et sœurs, ils étaient considérés comme une „unité vécue avec le Padre et la Madre“. Aujourd'hui, cela m'effraie. Le P. Bonifatius et Sr Angelika étaient devenus des idoles que les uns et les autres imitaient, sans se rendre compte que leur propre personnalité était ainsi de plus en plus reléguée au second plan. Cela ne correspond pas à l'unicité avec laquelle Dieu a créé chaque être humain ! Sœur Angelika nous recommandait souvent, lorsque nous ne savions pas comment décider ou agir au mieux, de nous unir spirituellement avec elle ou avec le père Bonifatius, alors nous obtiendrions une clarté intérieure. La mesure de toute chose était de plus en plus les supérieurs, et non Dieu. On était jugé en fonction du lien spirituel que l'on avait avec eux et de la manière dont on vivait dans leur sens. Si l'on osait critiquer l'une de leurs décisions, on tombait sous le coup de la suspicion générale. (pp. 135-136)

Minimisation de la souffrance psychique

Les supérieurs n'abordaient que très rarement la question des blessures affectives de l'enfance et de leurs conséquences psychiques. Ils soulignaient à ce sujet la présence guérissante de Jésus dans l'adoration. Le Padre a dit un jour que l'amour de Dieu pour nous était si immense qu'il était ridicule de dire que l'on n'avait pas reçu assez d'amour de ses parents. Nous ne devions pas regarder vers le passé, mais aller de l'avant. Il a cité l'exemple de la femme de Lot qui s'est transformée en colonne de sel lorsqu'elle a regardé une nouvelle fois vers Sodome. Un travail sur sa propre enfance était considéré comme égocentrique et inutile. Si nous souffrions de tristesse et d'angoisse, nous devions les unir à l'angoisse de mort de Jésus dans le jardin de Gethsémani et l'offrir à Dieu. Ce fut longtemps notre credo. Il n'avait pas beaucoup d'estime pour les psychologues, il s'est même moqué d'eux une fois en disant qu'ils étaient payés beaucoup pour écouter les patients pendant une heure. Il a même affirmé que si les gens se rendaient à nouveau plus souvent à la sainte confession, les salles d'attente des psychiatres seraient vides. Il minimisait ainsi les souffrances psychiques. Ce n'est que lorsque de plus en plus de membres ont souffert de dépression que la Madre nous a suggéré de parler avec elle ou avec le Padre si nous ne nous sentions pas bien intérieurement. Les personnes concernées ont alors eu la possibilité d'aller voir des psychothérapeutes bien précis, qui correspondaient aux attentes de la direction.

Aujourd'hui, je considère que la tâche fondamentale de l'homme est de faire face à ses blessures intérieures. Celui qui est blessé, blesse. Ce n'est qu'en acceptant et en intégrant ses propres expériences douloureuses qu'une guérison profonde peut se produire dans la relation à soi-même, avec les autres et avec Dieu. (p. 139)

Manipulation spirituelle

Ce que nous a enseigné le père Bonifatius s'inspire en grande partie de ses expériences personnelles ainsi que de celles vécues par des mystiques. Il ne se rattachait pas à la tradition spirituelle de l'Église. Des dérives théologiques et spirituelles en ont été la conséquence. Un « imitez-moi » (Ph 3,17) ne rendra jamais justice à tous les membres. Il s'agit plutôt de suivre le Christ de la manière qui convient à chacun dans son individualité. L'influence des supérieurs était immense. Ils étaient considérés comme l'unique guide dans toutes les questions de la vie spirituelle et profane. Le Père Bonifatius ne décidait pas seulement de l'aménagement des chapelles et de l'extérieur des maisons, mais aussi de l'apparence des vêtements des sœurs, des films, des livres et de la musique qui pouvaient être utilisés, de la consommation d'alcool, de la pratique du sport et de très nombreux autres sujets de la vie communautaire. Par exemple, il a décidé que nous, les sœurs, ne devions lire que des livres de saints. Pour certaines, il ne le permettait même pas. Sœur Angelika discutait de la plupart des décisions avec le père Bonifatius et les prenait uniquement dans le sens qui lui convenait, devenant ainsi son seul et unique organe exécutif.

P. Bonifatius avait la fonction de guide spirituel pour presque tous les membres de la communauté. En raison de ses nombreux engagements et voyages, même extracommunautaires, il était cependant difficile à joindre. Il a dit une fois que sa direction spirituelle se faisait aussi par ses homélies, qui étaient régulièrement enregistrées et envoyées à toutes les maisons. Il en résultait une certaine obligation d'écouter tous ses sermons, ce qui pouvait être quotidien en période de pointe. Les membres tapaient et envoyaient beaucoup de ses homélies, ainsi que des prières de méditation et de chemin de croix de Sr Angelika. À presque toutes les heures de prière, les sœurs et les frères les utilisaient pour la méditation entre les dizaines de chapelet ou aux stations du chemin de croix. Ainsi, du matin au soir, nous étions immergés dans l'enseignement de la communauté et nous en étions totalement imprégnés.

Si un prêtre ne prêchait pas exactement dans le sens de cet enseignement, il était considéré comme suspect. Avoir une opinion personnelle qui diffère de celle des supérieurs était impensable. La plupart des membres adoptaient sans les examiner les opinions de la communauté, qui devenaient peu à peu une seconde nature. La pensée personnelle était ainsi éliminée. La manipulation était totale et complète, et elle était encore renforcée par le fait que nous n'avions pratiquement aucun contact avec des personnes extérieures à la communauté. Et s'il y en avait, c'était surtout avec des amis et des bienfaiteurs de la communauté, qui étaient enthousiasmés par notre travail. Dans tout cela, j'étais convaincue que l'enseignement de la communauté était totalement catholique. Entre-temps, je sais qu'elle est en contradiction avec la doctrine catholique sur bien des points et qu'elle manque surtout du catholique „aussi bien l’un que l’autre“. Ce qui nous est arrivé peut être décrit par le terme de formatage de la pensée. Celui-ci est comparable à un lavage de cerveau, mais se déroule de manière plus subtile et persiste beaucoup plus longtemps. Nous devenions de plus en plus des marionnettes qui exécutaient sans volonté les ordres des supérieurs. J'avais l'impression d'être pressée dans un moule dans lequel il n’y avait plus d’espace pour ma personne. Les besoins de l'individu étaient négligés, car le groupe était plus important que l'individu, en analogie avec la doctrine nazie : « Tu n'es rien, ton peuple est tout ! » (pp. 140-141).

Je fais des études !

(...) Les études m'ont mis en contact avec des personnes dans des situations de vie très différentes : Des sans-abri, des malades mentaux, des jeunes délinquants, des mourants et bien d'autres. J'ai appris à connaître la réalité et à m'évader du monde mental parallèle de la communauté. Cela m'a fait du bien et a contribué à élargir mon horizon. Seulement je n’ai jamais pu me faire au langage juridique et aux innombrables lois. Notre professeur de politique tenait à ce que nous soyons au courant de l'actualité politique et il l'exigeait pour les cours. Mais nous, les sœurs, ne devions pas nous en occuper. Je me suis alors retrouvée face à un cas de conscience : est-ce que j'écoute ou je lis les informations ou non ? Finalement, je suis arrivée à la conclusion que la lecture des informations faisait aussi partie des études, et que je m'autorisais ainsi à suivre quotidiennement l'évolution politique. Au début, j'avais mauvaise conscience. Un jour, j'ai lu chez un saint qu'il priait particulièrement bien lorsqu'il écoutait d'abord les informations, pour ensuite prier à ces intentions. Cela m'a rassuré. S'informer ne semblait donc pas aller à l'encontre du chemin de la sainteté. Pendant 18 ans, je n'avais pas eu accès aux informations. Dans la communauté, nous n'avions généralement pas de télévision, de radio ou de journal quotidien à disposition. Nous n'avions pas le droit d'aller sur Internet, ou alors nous devions demander à la mère, responsable de la maison, chaque fois que nous voulions consulter quelque chose. Par conséquent, il me manque aujourd'hui la connaissance de près de 20 ans d'événements politiques et sociaux mondiaux. La seule « source d'information » se réduisait aux sermons du père Bonifatius, qui revenait sans cesse sur certains événements et les interprétait dans son sens, souvent en les teintant de quelques théories du complot. On ne nous donnait pas la possibilité de nous faire une opinion indépendante. (...) (p. 188-189)

Des exigences toujours plus élevées

(...) Lorsque Sr Angelika nous a rendu visite une fois à notre station, elle nous a parlé, lors de la prière du matin, de deux sœurs de la maison-mère qui s'étaient assises à une table à part, alors que toutes les autres sœurs étaient assises à une autre table. Elle nous a exhortées à toujours nous soumettre à la communauté et à ne pas sortir du rang. J'étais choquée. Quelle place restait-il pour l'individualité et la liberté personnelle si le fait de s'asseoir à une autre table était déjà considéré comme répréhensible ? En outre, l'élection du pape François a été perçue de manière très critique au sein de la communauté. Le père Bonifatius l'a même un jour qualifié de « loup déguisé en brebis ». J'étais très sceptique face à ces évolutions, je ne pouvais plus m'identifier à beaucoup de choses. Je me sentais de moins en moins à l'aise dans cette spiritualité et j'étais contente d'avoir mon propre appartement, dans lequel je pouvais me créer un espace personnel. J'ai également remarqué que de plus en plus de membres de la communauté souffraient de dépression, développaient des troubles psychosomatiques ou tombaient physiquement malades. J'ai vu des sœurs qui étaient complètement surchargées et qui ont fini par craquer. Une fois, j'ai même entendu parler de la tentative de suicide d'une sœur, qui a été passée sous silence. J'ai vu à plusieurs reprises des sœurs pleurer en secret. Une connaissance m'a même raconté d’une personne qui, après une journée de prière avec le père Bonifatius, a dû recourir à une aide psychiatrique. Derrière la brillante façade se cachait beaucoup de souffrance personnelle. Cette partie peu reluisante de la communauté n'était pas visible à l'extérieur. (p. 193)

Un système fermé

Pendant ma formation thérapeutique, j'ai réalisé que la « Communauté de l'Amour » était un système fermé. Elle se mettait fortement à l’écart de la société. Une grande partie de ce qui était dit au sein de la communauté ne devait pas être diffusé à l'extérieur. Le monde extérieur était jugé négativement et il fallait s'en protéger. Dans le domaine intérieur, les responsables dépassaient cependant gravement les limites des personnes qui leur étaient confiées. Ils ne respectaient ni la spiritualité personnelle, ni l'accès individuel à Dieu, ni la responsabilité individuelle qui en résulte dans les décisions importantes de la vie. En revanche, ils nous imposaient une certaine spiritualité de l’unité, qu'elle convienne ou non à la personne.

J'ai appris qu'il s'agissait là de caractéristiques de systèmes pathogènes. Chaque jour, je comprenais mieux pourquoi je ne me sentais pas bien dans ce système. Cette compréhension m'a donné de plus en plus de liberté intérieure pour me distancer des directives très étroites de la communauté. Dans l'ensemble, la formation en thérapie systémique m'a beaucoup confortée dans mon cheminement vers la responsabilité spirituelle personnelle. Entre-temps, j'ai pu accompagner mes premiers patients sous supervision étroite. Dans l'entourage de la communauté on a rapidement trouvé quelques personnes intéressées et j'ai aménagé un petit espace dans mon appartement pour mener des entretiens thérapeutiques. Ce travail m'a procuré beaucoup de plaisir et était porteur de sens. Les patient-e-s se montraient également reconnaissant-e-s. Enfin, ce pour quoi j'avais étudié pendant de nombreuses années semblait se concrétiser. J'avais l'impression d'être sur le point d'atteindre mon but. (p. 203)

L'abus spirituel

Quelques mois plus tard, en écoutant Radio Horeb, j'ai entendu une émission qui traitait, entre autres, de l'abus spirituel. Ce terme était tout à fait nouveau pour moi. Parmi les livres recommandés, il y avait celui d'Inge Tempelmann : je l'ai immédiatement commandé et j'ai commencé à le lire. Ce que j'ai découvert m'a laissé sans voix. Mes expériences au sein de la communauté étaient décrites avec précision : pensée élitiste, mépris de la dimension humaine, exigences irréalisables... tout cela représentait des signes évidents d'abus spirituel. J'ai été particulièrement bouleversée lorsque j'ai pris conscience que j'avais subi des processus de remodelage de la pensée et de contrôle de la conscience, semblables à un lavage de cerveau. J'en avais également subi les tristes conséquences.

Ce n'est qu'à ce moment-là que j'ai compris que j'avais été victime d'un abus spirituel et que je n'étais pas un cas isolé, comme je l'avais cru jusqu'alors. Je n'ai lu le livre que de manière fragmentaire, je ne le supportais plus, puis je l'ai complètement mis de côté. Les connaissances nouvellement acquises m'avaient profondément ébranlée et j'étais trop occupée à construire ma nouvelle vie concrète pour avoir la force intérieure d’approfondir et d’affronter cette problématique. C'est pourquoi je l'ai à nouveau refoulée. (...) (pp. 214-215)

Une blessure qui fera toujours mal

Il a fallu environ deux ans pour que ma nouvelle vie se consolide et que je trouve ma voie, tant sur le plan professionnel que personnel. Ce fut une période difficile, caractérisée par des essais et des erreurs et quelques défaites personnelles. Dans chaque difficulté, j'ai toujours ressenti l'aide et la proximité de Dieu. Pas à pas, Il m'a guidée à travers les vagues d'une réorientation totale et m'a toujours apporté les bonnes personnes au bon moment pour m'aider à aller de l'avant.

Rétrospectivement, je suis très reconnaissante de ces expériences. Elles m'ont aidé à mieux comprendre ceux qui se trouvaient dans des situations similaires, ce qui m'est utile dans mon travail actuel de conseil et de thérapie. La conviction inébranlable qu’en se confiant à Dieu, tout peut bien se passer a profondément marqué ma vie.

Je considère comme un grand cadeau le fait de ne pas avoir perdu ma foi personnelle malgré mes expériences d'abus au sein de la communauté. En même temps, je comprends les personnes concernées qui se détournent de Dieu et de l'Église. Le traumatisme subi et ses conséquences peuvent être trop douloureux pour s'engager à nouveau sur cette voie. Avec le jésuite Klaus Mertes, je peux dire aujourd'hui : « L'abus spirituel a des effets dévastateurs sur les personnes concernées et laisse une blessure qui fait mal toute la vie » (Klaus Mertes, ibid., 94). (p. 215)

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